LE CÉLIBAT COMME RELATION HUMAINE

Célibat - 3 - T. J. van Bavel

LE CÉLIBAT COMME RELATION HUMAINE

LE CÉLIBAT COMME RELATION HUMAINE

(cf. T. J. van Bavel, Au cœur de la vie religieuse)

Le contraste entre le mariage et le célibat n'est pas aussi absolu qu'on le suppose parfois. C'est plutôt une contradiction relative. On ne peut pas arriver à cette idée si l'on part de l'opposition marié et non marié. Ces deux états de vie sont mutuellement exclusifs. Mais on peut aussi partir de la multiformité des relations entre les personnes. Il existe de nombreux types de rencontres humaines. Bien que chaque rencontre soit sexuelle, parce que personne ne peut renoncer à sa sexualité, on peut encore faire la distinction entre les rencontres sexuelles et les rencontres non sexuelles. Le dialogue homme-femme ne peut se limiter au dialogue amoureux. Surtout de nos jours, l'espace de rencontre entre l'homme et la femme est considérablement élargi et développé. Les personnes se rencontrent dans tous les domaines de la vie : sur le plan personnel, au niveau social et politique, dans le domaine de la profession, des sciences et des loisirs, tant en matière civile qu'ecclésiastique. Bien sûr, ce processus est toujours en cours. Ce dialogue n’y est pas encore à part entière et pas seulement au niveau social ; surtout dans le monde ecclésiastique, il y a encore beaucoup d'inégalités et de lenteurs. Une part égale d'hommes et de femmes dans tous les domaines de la vie est certainement souhaitable, car l'humanité est composée d'autant de femmes que d'hommes. Par exemple, il est même nécessaire pour la théologie qu'à l'avenir les femmes se concentrent sur la théologie, qui jusqu'à présent était une affaire masculine unilatérale avec tous ses inconvénients.

Du point de vue de la relation humaine, le mariage ainsi que le célibat sont des manières différentes par lesquelles quelqu’un peut se déterminer dans sa relation avec l'autre. Au-delà de l'amour conjugal, il existe d'autres formes d'amour et de relations significatives et enrichissantes. Cela ne nie pas du tout la signification vitale de la communion entre l'homme et la femme. L'attention n'est attirée que sur d'autres formes d' « être pour les autres ». Le célibat est aussi une forme d'amour. Le célibataire renonce à la communion matrimoniale, mais il ne renonce pas automatiquement à la communion avec les autres ou à l'affectivité. Lui aussi attend l'épanouissement de sa personnalité de ses relations avec les autres, ou - si vous voulez - de l'amour. Cette recherche de communion du célibataire n'est donc pas si éloignée du mariage. Dans le célibat aussi, on attend de l’amitié, de la joie de vivre, du soutien, de l’aide et du courage des autres. Quoi que l'on puisse penser de la différence entre l'amour conjugal et l'amitié en dehors du mariage (certains considèrent ce dernier comme un substitut au premier, qui - étant donné les développements sociaux actuels - ne me paraît pas du tout évident), il y a ici un point fondamental de similitude entre le mariage et le célibat. En matière d'amour, le mariage et le célibat librement désiré signifient : se détacher de soi et apprendre à se donner à autrui. Je n'exprime pas pour autant un jugement de valeur. Car il ne peut être exclu que pour construire une relation d’amour vraiment équilibrée entre deux personnes, cela exige plus d'une personne mariée que d'un célibataire, dont les relations peuvent être plus informelles et moins contraintes. Sans aucun doute, le mariage est une tâche constante de don de soi et de soin de l'autre qu'il ne faut pas sous-estimer. Et cela inclut beaucoup d'ascèse. Cela montre à nouveau que la différence entre célibat et mariage n'est qu'une différence relative. Pourtant, il y a une distinction qu’on aime souligner de nos jours, mais où nous devons néanmoins rester critiques. En effet, le mode de vie célibataire est souvent présenté comme une situation privilégiée de relations interpersonnelles et comme une plus grande possibilité d'établir des relations plus interpersonnelles. Le célibat ferait quelqu’un libre envers tout le monde ; on dit aussi que le prochain d'un célibataire a toujours de nombreux visages. Ainsi, l'amour d'un célibataire serait en principe plus ouvert et pourrait embrasser plus de personnes que l'amour conjugal. Le mariage est plutôt centré sur une seule personne ; le célibat, par contre, sur une multitude d'autres personnes, sur la communauté humaine dans son ensemble, et est donc un signe de la fraternité universelle du Royaume de Dieu. La vie religieuse, à travers le célibat, se concentre sur l'établissement de relations universelles entre les personnes, tandis que le mariage se déroule plutôt dans l'espace confiné de deux personnes.

Face à cette présentation il y a tout de même de sérieuses objections à apporter. Dans toute relation, l'homme ne découvre que progressivement l'existence des autres en tant que personne. Mais cela se fait tout d’abord à travers l'expérience très concrète entre deux personnes, car personne ne vit l'amour universellement, mais l'expérimente dans l’une ou l’autre relation limitée. C'est pourquoi il est aussi admis de nos jours que l'amour très personnel dans le mariage contient quelque chose de très universel. Dans chaque acte d'amour personnel, on découvre notamment de plus en plus la nature universelle de l'amour lui-même. Et en même temps, on y découvre toujours mieux ce que signifie respecter et aimer l'autre comme un autre. On pourrait dire que le visage aimé de l'être cher fait référence à tous les autres visages. On ne peut donc pas simplement accepter que le célibat ouvrirait la perspective à un amour plus universel. De plus, l'amour et l'affectivité ne peuvent pas être calculés quantitativement. Par ailleurs, il n'est pas du tout certain que l'amour d'un célibataire puisse embrasser plus de gens que l'amour d'une personne mariée. Il me semble qu'il s'agit de deux formes d'amour différentes, qui ne peuvent être simplement comparées l'une à l'autre. L'amour sexuel entre deux personnes peut être limité, mais rien ne dit que les personnes mariées ne peuvent pas établir d'innombrables relations avec d'autres personnes en plus de leur amour sexuel.  L'amour conjugal ne s'arrête pas non plus au partenaire.

Appliqué à la vie religieuse, je préférerais donc le dire ainsi : le célibat religieux a ses propres et d'autres formes de service, de présence et de « communion » que le mariage. Dans les deux cas, il s'agit d'un ensemble différent de libertés et de non-libertés. Ceci n'est pas si facile à exprimer concrètement. Cela peut être clarifié au mieux en regardant l'emploi du temps quotidien d'un religieux et d'une personne mariée. La prise en charge de la famille occupera une part importante de la journée de la personne mariée, que ce soit dans une activité professionnelle ou dans la garde des enfants. Bien sûr, la communauté religieuse va également déterminer la journée d'un religieux, mais cela se passe d'une manière différente. D'un point de vue social, l'échec d'une personne mariée n'est pas sans conséquences graves pour son foyer. Un religieux peut y risquer sa propre existence. Je l'ai entendu dire ainsi : "il peut se payer le luxe de gaspiller sa vie" (mais cela doit être bien compris). Ces exemples ne renvoient qu'à quelques détails. L'ensemble pourrait être exploré encore davantage.

Face à la plus grande ouverture qu'apporterait le célibat, mais qui est néanmoins très douteuse, je voudrais attirer l'attention sur un autre aspect, à savoir celui de la solitude fondamentale de l'homme. Le célibat n'est en aucun cas une solitude absolue, mais il représente néanmoins quelque chose de très essentiel de l'existence humaine. Personne ne peut s'isoler des autres, mais chaque personne doit apprendre à vivre avec une certaine solitude. La solitude peut s'accompagner de relations profondes ; l'un n'exclut pas l'autre. Mais parce que l'amour ne conduit jamais, ni ne doit conduire à une absorption complète dans l'autre, l'homme reste inaliénable précisément au plus profond de sa personnalité, c'est-à-dire dans une certaine mesure solitaire. Peut-être une personne éprouve-t-elle le plus fortement cette solitude envers Dieu : là, elle est une personne à part entière ; dans l'expérience religieuse, il est nécessairement confronté à sa responsabilité personnelle. Mais un vrai contact n'est pas toujours possible dans le mariage non plus. Une personne ne peut pas toujours être ouverte aux autres, pas même à celui qu'elle aime. Les moments de pleine « communion » sont pour ainsi dire des moments forts. De plus, la personne mariée retourne également au fait d’être seule et à la solitude après le décès du partenaire. L'homme doit apprendre à vivre avec ces conditions de son existence. C'est précisément sur ce point que le célibat religieux peut remplir probablement une mission particulière. Le célibat est en fait un phénomène massif dans la vie sociale. Si je peux en croire les chiffres, un adulte sur trois est célibataire. … La vie impose de lourdes exigences à de nombreuses personnes : aux célibataires forcés, aux personnes mariées qui perdent leur partenaire, aux handicapés, aux malades, aux abandonnés, aux solitaires ; mais aussi à de nombreux couples mariés qui se trouvent dans une situation critique due à la maladie, à un équilibre psychologique perturbé ou à la mort. Le célibat volontaire pourrait peut-être aider à la recherche du sens de la vie pour de nombreuses personnes seules, qui ne le voient plus et doivent pourtant intégrer la vie et la mort. Le célibat religieux pourrait alors être interprété comme « cheminer avec les autres ».